Sur un Oribatidé pourvu d’yeux

ŒUVRES ACAROLOGIQUES COMPLÈTES : VOL. I, № 1 [1928]

Extrait du Bulletin de la Société zoologique de France ; Tome LIII, 1928, pp. 235–243

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SUR UN ORIBATIDÉ POURVU D’YEUX

PAR

F. GRANDJEAN

Berlese a décrit, en 1910, d’une manière extrêmement brève* une espèce remarquable d’Oribatidé, Cosmochthonius (Heterochthonius) gibbus, qui est très différente des autres Cosmochthonius et que l’on peut facilement reconnaître, grâce à la figure. Cette espèce provenait des monts de Toscane.

J’ai trouvé aux environs de Retournemer (Vosges), en juillet 1927, à environ 1.000 mètres d’altitude, dans l’écorce d’une souche pourrie couverte de lichens et de mousse, une trentaine d’individus d’un acarien qui est bien conforme à la description et à la figure de Berlese, de sorte qu’il ne semble pas douteux qu’il ne s’agisse de la même espèce ; et cependant ces individus diffèrent par un caractère insolite dont il n’existe pas d’autre exemple, à ma connaissance, chez les Oribatidés : ils ont, en effet, trois yeux bien visibles, dont l’un est impair et frontal, tandis que les deux autres, symétriques, sont placés près des pseudostigmates. Ces yeux sont marqués tous trois par un bombement de la chitine sous lequel on voit une petite masse pigmentaire noire ou d’un brun très sombre. Comme l’acarien est uniformément coloré en jaune, les trois taches noires apparaissent au premier examen et attirent l’attention.

Berlese n’a pas vu d’yeux dans la forme qu’il a décrite, ce qui est très singulier. On peut naturellement supposer qu’il n’y en avait pas et que l’espèce italienne diffère en cela de celle des Vosges ; mais cela ne me semble guère probable car les autres caractères sont identiques et il s’agit, je le répète, d’une forme très spéciale qui ne ressemble à aucun autre Oribatidé.

Fig. 1.
Fig. 1. — Vue latérale (✕ 180).
La moitié du corps située en arrière est supposée enlevée.

J’admettrai plutôt que l’acarien de Berlese avait été traité avant l’étude par un réactif acide. L’acide lactique, par exemple, dissout complètement la matière pigmentaire de sorte qu’il ne reste plus que trois petites bosses de la surface, lesquelles peuvent passer inaperçues dans un rapide examen.

De toute manière je pense qu’il convient de donner une description plus complète de cette forme remarquable.

Dimensions, couleur, etc. — La longueur varie de 376 à 395 μ et la largeur de 232 à 244 μ (10 échantillons mesurés). L’individu dessiné avait 392 μ de long et 242 μ de large. La couleur est jaune, uniformément, sauf les grandes épines du dos et les ongles qui sont incolores ou du moins très faiblement teintés. La surface du corps est nue, lisse, brillante, sans aucune matière sécrétée. Les poils sont simples. La figure 1 donne l’allure générale de l’acarien, vue latéralement. La figure 2 est une vue dans une direction normale à la face dorsale du propodosoma, à peu près en son milieu.

Propodosoma du coté dorsal. — Le propodosoma et l’hystérosoma sont séparés par un fort sillon, en dessus et en dessous. On voit sur la figure 2 que le propodosoma a ses bords latéraux à peu près parallèles jusqu’au niveau des pattes antérieures puis qu’il se rétrécit brusquement en formant un rostre arrondi.

Les poils rostraux sont très petits et assez difficiles à voir. Les poils lamellaires sont grands, dirigés en avant, à peu près suivant l’horizontale, un peu courbés vers l’intérieur, écartés l’un de l’autre. Les poils interlamellaires sont dressés et naissent sur la callosité des pseudostigmates. Leur longueur est un peu plus faible que celle du propodosoma. Très écartés à la base, ils se rapprochent légèrement vers le haut.

Les pseudostigmates forment à la base du propodosoma deux callosités creuses de forme très contournée en avant (fig. 2) ; leur ouverture se fait latéralement et vers l’arrière. On voit très bien par transparence la striation intérieure. L’organe pseudostigmatique part tangentiellement à la surface du propodosoma, latéralement et vers l’arrière, puis il se coude et se redresse fortement. Après le coude il devient plus épais et prend une forme en massue très allongée. La massue est denticulée tandis que le pédoncule est lisse.

L’œil frontal est ovale, allongé transversalement, et très saillant. J’ai mesuré directement pour sa longueur 21 μ et pour sa largeur 14 μ. Au-dessous de cette petite lentille on voit par transparence une masse granuleuse pigmentaire d’un brun très sombre. Les granules périphériques sont souvent isolés et paraissent avoir ½ à 1 μ de diamètre. Quelques-uns s’écartent tout à fait de la lentille, d’une manière irrégulière et variable dans les divers individus. On peut avoir notamment une file transversale comme dans la figure 2. Derrière l’œil frontal passe une très légère dépression de la surface, transversale, que l’on ne voit bien qu’en lumière réfléchie, sous certaines incidences.

Les yeux latéraux sont plus arrondis, légèrement plus petits, peut-être un peu moins convexes et leur pigment est de même apparence, mais plus noir. Ils sont placés sur les parois latérales et à la base du propodosoma, un peu au-dessous des pseudostigmates. On voit en avant de chaque œil deux très petits poils.

Fig. 2.
Fig. 2. — Vue dans une direction normale à la face supérieure du propodosoma, à peu près en son milieu (✕ 400).

Dans la figure 2 le pigment des trois yeux est dessiné par transparence ; il est à l’intérieur du corps, à une certaine distance des lentilles oculaires ; il n’a donc aucune raison pour se projeter suivant le contour de ces lentilles ; les masses pigmentaires sont d’ailleurs à contours irréguliers et varient un peu de forme dans les divers individus.

Si on traite l’acarien par l’acide lactique le pigment disparaît d’une manière complète. Les yeux ne sont plus marqués que par des taches d’un jaune un peu plus clair que le reste. On remarque que leurs bords postérieurs sont mieux indiqués que leurs bords antérieurs ; la différence des teintes y est plus grande ; mais je n’ai vu à la surface aucun sillon ni suture autour des lentilles oculaires.

Le pigment oculaire se conserve très bien dans l’alcool à 90° ou dans la glycérine, l’essence de cèdre et le baume de Canada.

Hystérosoma du coté dorsal. — L’hystérosoma est grand, bombé, assez pointu à l’extrémité postérieure. Sa plaque supérieure (notogaster) s’infléchit fortement en dessous et ses flancs sont séparés de la partie dorsale par une carène discontinue.

La région dorsale est remarquable par les très longues épines courbes dont elle est ornée. On compte 18 épines régulièrement disposées par séries transversales de 4, avec 2 épines latérales supplémentaires. Toutes naissent sur des tubercules reliés entre eux et formant des crêtes chitineuses transversales.

La série antérieure est formée de 4 épines bien plus faibles que les autres ; elles ne sont pas équidistantes, les 2 épines du milieu sont plus écartées.

La 2e série comprend 4 épines très grandes qui dans tous mes échantillons étaient appliquées contre le corps (fig. 1) ; elles partent de gros tubercules très saillants. Ces épines sont peut-être mobiles pendant la vie de l’animal ; on peut, en effet, les élever et les abaisser très facilement sur les échantillons conservés dans l’alcool et Berlese les représente dressées dans sa figure. A leur base elles sont, faiblement ondulées, sans doute pour contourner les crêtes de la 3e et de la 4e séries contre lesquelles elles s’appliquent. Ces ondulations ne se voient pas dans les épines des séries suivantes.

Les épines des 3e et 4e séries sont les plus épaisses et les longues et leurs tubercules sont les plus gros. Elles étaient dressées normalement au corps dans mes échantillons mais il est probable qu’elles peuvent aussi s’abaisser et s’appliquer contre lui comme il arrive dans les Cosmochthonius. Leur forme courbe reproduit très bien le profil de l’hystérosoma en arrière d’elles.

Les grandes épines des 2e, 3e et 4e séries sont dentées, assez faiblement, sur leur face antérieure ou supérieure (fig. 1) mais seulement sur cette face.

Les deux épines supplémentaires sont portées par une crête chitineuse qui passe entre celles de la 1re et de la 2e séries. Cette crête ne porte pas d’épines dans sa région centrale, mais seulement près de ses extrémités de sorte que les deux épines quelle porte sont les plus latérales. Elles se placent à peu près dans le prolongement des 4 épines de la 2e série, les deux crêtes chitineuses correspondantes se rapprochant beaucoup à leurs extrémités.

Une autre crête, plus faible, ne portant pas d’épines, se trouve en avant des précédentes à la limite antérieure de l’hystérosoma. Il y a donc en tout six crêtes transversales. Les deux postérieures montrent nettement une division en articles (fig. 2) comme si elles provenaient de la jonction encore incomplète de tubercules isolés. La surface de l’hystérosoma est impressionnée entre ces crêtes, surtout en arrière des tubercules médians de la crête postérieure, où elle est déprimée, tandis qu’elle se relève de part et d’autre de ces tubercules et forme de curieux prolongements d’apparence tubulaire.

Latéralement toutes les crêtes sont limitées à une carène qui sépare la région dorsale d’avec les flancs. Cette carène n’est d’ailleurs pas continue et elle résulte plutôt du recourbement vers l’arrière des crêtes chitineuses précédentes. Elle s’efface complètement vers le quart postérieur du notogaster pour reparaître un peu avant l’extrémité. Sous la carène, à l’extrémité postérieure du corps, le notogaster porte deux poils assez longs ; quatre autres poils, plus courts, se trouvent près du bord du notogaster, en face de l’ouverture anale (fig. 3).

Côté ventral. — L’apodème I est bien visible extérieurement et marqué par une arête qui traverse la région sternale. Intérieurement cette arête correspond à une lame chitineuse bien développée. L’apodème II est remplacé par un sillon profond qui traverse également la région sternale et passe entre les hanches de la 2e et de la 3e paires. Ce sillon marque la limite entre le propodosoma et l’hystérosoma ; cela veut dire que les plaques coxales II et III ne sont pas soudées. Je n’ai pas vu l’apodème III. L’apodème IV est invisible extérieurement mais par transparence on voit une lame chitineuse infléchie vers le bas qui joint les acétabula de la 4e paire. Ces lames chitineuses intérieures sont représentées en pointillé sur la figure 3.

En lumière réfléchie la dépression sternale est assez bien marquée au voisinage du premier apodème et aussi au-dessous du sillon transversal jusqu’à peu près mi-distance entre ce sillon et les génitales. On ne voit pas de sternum par transparence sauf au voisinage de l’apodème I.

L’ouverture génitale est remarquable par sa grande dimension et la forme très coudée de son bord externe. Il y a bien deux plaques génitales, comme d’habitude, mais chacune d’elles est divisée par une fissure transversale (fig. 3) qui a probablement pour objet de permettre un déplacement relatif des deux moitiés antérieure et postérieure afin que l’ensemble puisse tourner autour d’une charnière brisée. On voit cette disposition dans la figure 3 dans laquelle les plaques génitales sont ouvertes. Une fissure transversale très analogue existe dans d’autres formes et c’est probablement un caractère primitif.

Fig. 3.
Fig. 3. — Vue ventrale (✕ 255).

L’ouverture anale qui est très allongée touche les génitales ; la figure 3 la représente assez largement ouverte. Il n’y a pas de plaques anales nettement délimitées. La mobilité des parois doit provenir d’une fente de la plaque ventrale qui est assez bien marquée vers le haut et qui est dans le prolongement de la charnière des génitales ; mais cette fente s’efface vers le bas.

La région ventrale montre de nombreux poils très courts et tins. Leur disposition est donnée par la figure 3.

Pattes. — Les pattes sont terminées par un ongle faible, peu arqué. Les tarses sont grêles et diminuent régulièrement d’épaisseur de la base à l’extrémité. Ils sont entre 3 et 4 fois plus longs que leurs tibias. Ceux-ci sont à peu près de même longueur que les génuaux. La cavité de la hanche I n’est pas chitinisée sur tout son pourtour et elle s’ouvre sur le camérostome (fig. 3).

Gnathosoma. — Dans l’échantillon dessiné le gnathosoma était fortement projeté en dehors et faisait bien voir les palpes (fig. 4). La même figure donne la forme de l’hypostome vu de l’extérieur, et celle des mandibules. Celles-ci sont allongées et terminées par une faible pince qui ne m’a pas parue dentée.

On voit par la description précédente que cette forme diffère notablement des Cosmochthonius proprement dits dont elle n’a d’ailleurs pas le facies. Le sous-genre Heterochthonius Berl. doit être considéré comme un genre, comme l’a proposé Ewing en 1917 (Annals of the Entom. Soc. of America, Vol. X, p. 125) ; mais avant d’en préciser les caractères il faudrait savoir si les échantillons de Berlese étaient ou non pourvus d’yeux.

Fig. 4.
Fig. 4. — Mandibule, hypostome et palpe (✕ 400).

J’ai cherché sans succès des nymphes et larves dans ma récolte de 1927.

Avril 1927.

  1. Acari nuovi, Manipulus VI, p. 222, Pl. XX, fig. 50 (Redia, vol. VI) ↩︎